Psiek n’en revenait pas. Elle hésita un court instant avant d’inspirer profondément. Adieu l’odeur des roses, de la jacinthe, de toutes ces parfums artificiels amenés dans les couloirs et les chambres. Adieu l’odeur du luxe et du sang qui imprégnaient les murs inlassablement, sans aucun espoir d’y échapper. Adieu le sentiment étouffant de se trouver dans un cercueil géant…
Elle était dehors.
Certes, elle n’avait que deux heures devant elle, et il y avait six gardes pour la surveiller. Ce n’était pas une liberté totale. Mais c’était un véritable miracle quand on savait où elle se trouvait. Un véritable miracle de pouvoir frôler un vrai sol de ses pieds dénudés. De pouvoir regarder le ciel bleu. D’avoir l’impression de vivre.
Elle s’approcha d’un arbre, calmement, touchant lentement le tronc de ses doigts. La sensation provoqua un long frisson qui parcourût toute son échine. Elle se sentait enfin revivre.
Évidemment, quatre gardes étaient équipés d’arbalètes et d’arcs, ce qui signifiait qu’elle n’était pas libre. Pire que tout, si elle fuyait, seule la mort continuerait de l’accompagner.
Mais ce n’était pas dans ses projets. Essayer de fuir alors qu’elle était au bout de son plan ? Ce n’était pas seulement suicidaire. Ce serait avouer être complètement démunie d’un quelconque intellect. Psiek ne se considérait peut-être pas comme quelqu’un de très intelligent, et elle n’avait rien contre les personnes diminuées… Mais dans un monde comme celui-ci, cela pouvait mener à sa propre perte.
La demoiselle s’installa un moment dans l’herbe, reniflant discrètement. Elle tenta de se remémorer l’odeur de son arrivée, avec une certaine difficulté. Même si elle avait le droit de sortir, elle ne pouvait pas aller trop loin. Et elle devait éviter d’éveiller les soupçons.
Elle se releva au bout de quelques minutes, parlementant avec les gardes pour s’approcher d’une autre zone d’arbre. Heureusement, tous connaissaient son passé de paysanne, et il n’était pas difficile d’imaginer qu’elle pouvait simplement ressentir un réel manque envers la verdure. Pour des gens comme eux, les paysans avaient toujours été étranges. Des sortes d’adorateurs de la terre. Des gens qui aimaient toucher la saleté et se rouler dedans.
C’était en tout cas ce que s’imaginaient les hommes qui l’accompagnaient.
Psiek s’en fichait totalement. De savoir comment elle était considérée. Avant d’être entrée dans le manoir. Maintenant qu’elle y était. Elle n’osait pas penser à l’après. S’envoler trop loin dans ses rêveries, c’était un danger luxueux qu’elle ne se permettait pas.
Mais elle savait qu’elle restait malgré elle une sorte d’énigme. La Faucheuse. La première a avoir droit de vie ou de mort quand elle revêt son masque. La seule qui peut faire couler le sang sans discontinuité. Celle qui se régale des souffrances de ses adversaires.
La mort à l’état pur.
Elle n’aimait pas ce rôle qui lui collait à la peau. Malgré l’excitation que pouvait provoquer une telle puissance, ses nuits continuaient d’être hantées par les fantômes de ses victimes. Par tout ce qu’elle avait fait. Toutes les souffrances accumulées.
Toute la haine grandissante qu’elle avait envers elle-même.
La jeune combattante soupira et osa un regard vers les douves du manoir. Rien ne semblait grouiller à l’intérieur. Hormis peut-être des grenouilles, elle n’imaginait que très difficilement une bête féroce y rôder. D’ailleurs, d’un point de vue extérieur, personne ne pouvait s’imaginer ce qui se déroulait. Les murs étaient d’une blancheur éclatante.
La fosse elle-même contenait une eau relativement claire et était parsemée de fleurs et de plantes que la châtain n’avait jamais vu auparavant. On devinait qu’il y avait un travail minutieux sur l’apparence des lieux.
Tout comme pour le Maître. Une apparence somptueuse et délicate. Qui renfermait un secret terrible et violent…
À force d’y réfléchir, Psiek ne put s’empêcher de se dire que cette description correspondait également à Fémence. Même s’il était dur à percer… Le jeune homme semblait avoir trouvé sa place sans problème. Il était dans les petits papiers du Maître, commandait, dirigeait… Même cette satanée Mérisse lui était obéissante. Personne ne pouvait ignorer la grandeur du roux.
Oui… Tout était bien plus complexe qu’un simple Maître richissime qui tenait une sorte d’arène clandestine.
Le roi du canton voisin était-il au courant ? Et l’empereur du royaume ? Beaucoup de nobles et de bourgeois venaient s’occuper en admirant les combattantes. Et en louant quelques filles… Et si cela avait été fait selon la directive du plus puissant ?
Non. Elle n’y croyait pas. La demoiselle savait que c’était bien plus profond que tout ce qu’elle imaginait encore et encore. Plus sombre.
Elle était totalement dépassée.
La châtain sursauta par ailleurs en entendant un garde prendre la parole et lui relater le combat de la veille. Elle détestait quand on lui parlait de ce qui s’était passé plus tôt, comme si elle n’avait pas été présente. On lui rappeler chaque moment avec minutie, avec extase, comme on le ferait pour quelqu’un d’absent qui voulait tout savoir.
Le pire dans tout ça, c’était bien l’admiration malsaine pour ses techniques. Pour les blessures qu’elle infligeait.
_ « Vos ongles, hier… Ils étaient différents, non ? On aurait dit des lames aiguisées… De minuscules lames… » commenta finalement le garde.
Voilà où il voulait en venir. En réalité, la jeune femme n’était pas surprise. Souvent, ce genre de scène arrivait à une question personnelle, ou indiscrète. Ils arrivaient toujours à repérer un élément différent. Un mouvement qu’ils n’avaient jamais vu, une façon d’étrangler inédite….
Ou dans le cas présent, l’existence de faux ongles qui permettait à Psiek de lacérer ses ennemis.
Elle n’avait plus osé reparler de ce sujet, depuis qu’elle avait dû tuer la manucure. Son esprit avait préféré mettre de côté ce sujet sensible qui n’avait pas plu à Fémence, de prime abord. C’était du moins ce qu’elle s’était imaginé tout ce temps. Puis le roux était venus lui apporter de quoi garnir le bout de ses doigts.
Comme prévu, les spectateurs avaient adoré. Une tigresse aux griffes métalliques acérés. Ils n’étaient pas très longs, et elle avait même été surprise qu’on puisse les repérer de si loin. Mais finalement, les reflets du soleil les avait mis en avait. Et ce n’était pas pour lui déplaire. Tout ce qui pouvait augmenter sa côte de popularité était bon à prendre.
_ « Il s’agit d’un petit cadeau du Maître. Mais je n’ai le droit de les mettre que lorsqu’il m’y autorise. »
Psiek se tue ensuite, laissant l’information gagner le cerveau du pauvre garde.
Bien sûr, elle se doutait qu’elle y aurait droit régulièrement. Mais elle devait continuer de faire la soumise. De jouer celle qui n’écoutait que les directives de son Maître. Même si sa haine envers lui débordait de sa gorge, elle devait tenir encore un peu…
La jeune femme se permit de fermer les yeux, posant son dos contre le tronc d’un arbre. Ici, elle reconnaissait parfaitement l’odeur. Ce léger parfum de pourri qui avait gagné les arbres. Ils étaient bons à être abattus.
Mais il ne fallait pas trop en demander à des petits bourgeois. Ils ne se rendaient sûrement pas compte de la maladie qui avait gagné ce bout de forêt. Ou alors, ils s’en foutaient ? Ils s’imaginaient peut-être que cela n’irait pas plus loin. Et au pire des cas, qu’est-ce que ça changeait ?
Ils avaient tout l’argent nécessaire en cas de problème. Ils ne connaissaient pas la difficulté de devoir lutter contre son environnement pour protéger sa vie.
Elle serra discrètement les poings, enfonçant ses ongles dans la paume de ses mains. La châtain avait toujours envié les plus riches. Mais elle n’avait jamais souhaité qu’il leur arrive du mal. Elle n’avait jamais eu de haine envers eux. Ils étaient tombé du bon côté du berceau petit. C’était tout.
Mais depuis sa présence en ces lieux, elle vomissait des gerbes de répugnance quand elle les voyait. Y penser suffisait à attiser le feu de la rancœur qui sommeillait en elle.
Ils vivaient là-haut, dans un château de luxe et d’allégresse. Ils s’abreuvaient de vin et d’oisiveté, pendant que les plus pauvres, tout en bas, à la racine des arbres, tentaient de lécher difficilement la mare asséchée qui leur restait. Tandis qu’ils tentaient de survivre difficilement, de leurs propres mains. Sans l’aide de qui que ce soit.
Ils travaillaient pour les riches et ne récoltait rien de leur dur labeur.
Oui, Psiek commençait à éprouver une véritable haine pour ceux qui n’avaient aucune considération envers leurs efforts. Elle allait commencer par la Maître.
Mais allait-elle s’arrêter en si bon chemin ?