« Étais-tu heureuse dans ta famille ? » demanda la servante, curieuse.

Ses yeux fixaient Psiek qui semblait ne pas savoir répondre. S’il y avait bien une chose que la petite servante avait appris au fil des ans, c’est que la majorité des femmes présentes, et encore en vie, avaient eut une vie heureuse et égoïste dans leur famille. Choyées, gâtées…

La châtain observa silencieusement la blonde. Heureuse ? Une chose était sûre, elle n’avait pas été malheureuse. Ses parents ne la traitaient pas vraiment mal, mais il était difficile de parler de pur bonheur quand on était paysanne. Il fallait se lever tôt, travailler dur, les plaisirs étaient rares et vivement critiqués par moment. Elle avait par exemple toujours caché qu’elle n’était plus vierge.

Une femme qui avait goûté au péché sans être mariée, c’était très mal vue. Elle enviait souvent les hommes sur ce point…

­ « Je n’étais pas malheureuse en tout cas. La vie était parfois difficile, mais mes parents m’aimaient », répondit-elle finalement, après quelques minutes de silence.

Depuis quelques jours, la demoiselle s’était retrouvée dans une chambre au niveau du premier étage. Elle pouvait voir la nature par sa fenêtre et avait même une servante attitrée qui venait s’occuper d’elle une fois par semaine.

Même si la tueuse ne voulait pas s’habituer à trop de confort, elle devait reconnaître qu’il était agréable de se faire choyer par moment. Et au moins, quelqu’un prenait soin de son corps et cela évitait à Fémence de sortir une énième remarque sur le manque d’élégance…

Même si Psiek refusait toujours de quitter ses poils. Le roux avait d’ailleurs fini par comprendre puisqu’il ne lui en parlait plus. Il avait même reconnu la douceur de ceux-ci. Parfois, la demoiselle avait l’impression qu’elle avait réussi à le conquérir tout en restant elle-même. Oh non, pas son esprit, évidemment. Personne ne le pouvait. Ni son cœur. Mais elle avait réussi à s’immiscer dans ses goûts, à lui apprendre à aimer son corps tel qu’il était, sans aucune retouche.

Elle avait appris à lui faire tolérer ses poils et à les apprécier à leur juste valeur.

Pourtant, elle savait que ce n’était pas le cas chez les autres femmes. Fémence continuait de les critiquer vivement si elles oubliaient ne serait-ce qu’un poil de sourcil. Mais pas chez la châtain.

L’homme avait dit qu’il s’agissait de simple flemme pour les autres. Mais pas pour Psiek.

Cette dernière n’était pas sûre d’avoir tout compris… Mais elle n’avait clairement pas le luxe de plaindre les autres. Si on ne se montrait pas un minimum égoïste, ici, on était fichu.

La servante continua de travailler sur les cheveux de la demoiselle, appliquant une drôle de poudre. D’après elle, cela permettait de les nettoyer sans les agresser trop souvent. Psiek n’avait pas tout compris et s’en fichait un peu, à vrai dire. Quand on était paysanne, ce n’était pas le soin du corps qui venait en premier. Pour le peu que l’on pouvait faire, de toutes façons…

La châtain se laissa transporter par ses pensées et ses souvenirs.

Est-ce qu’elle était heureuse avant ?

La demoiselle se souvenait que ce n’était pas la voix de sa mère qui la réveillait le matin, mais la puissance du soleil qui l’aveuglait. Quand elle avait de la chance, quelque chose le camouflait à moitié, et elle pouvait se réveiller en douceur. Mais en général, sa mère ouvrait les volets d’un geste sec et lui ordonnait d’aller ramasser les bouses des animaux, pour pouvoir préparer l’engrais.

La demoiselle devait donc lutter contre les nausées pour s’affairer à sa tâche, juste après avoir sorti le bétail pour manipuler la litière souillée. Elle devait toujours gardé un œil sur les deux vaches, les trois montons et les quelques poules qui tentaient de picorer un ver de terre ou deux.

La paysanne menait ensuite les bêtes plus loin, vers la forêt, où elle connaissait une pâture garnie d’herbes, après avoir remis les poules dans le bon enclos. Évidemment, elle ne pouvait pas juste se reposer en gardant les animaux. Sa mère lui donnait toujours du travail manuel à faire, sans compter les herbes et champignons à trouver tout autour d’elle.

Elle tissait maladroitement la laine des bêtes pour former des pelotes, s’arrêtant parfois pour guetter dans les arbres ou les herbes hautes, à la recherches d’un fruit ou d’une racine à grignoter. Quand elle avait de la chance, elle tombait sur un coin de pissenlit, trouvait une pomme de terre sauvage ou quelques joncs. Elle allumait alors un feu et les faisait cuire, faisant généralement griller l’un des aliments en rattrapant un mouton qui était allé trop loin. Mais c’était toujours mieux de manger quelque chose de brûlé, plutôt que rien du tout.

Parfois, on envoyait quelqu’un prendre le relais. Cela signifiait généralement que ses parents l’avaient louée à une autre famille, pour remplacer un enfant trop fatigué ou malade. Elle devait alors travailler deux fois plus dur pour mériter le bout de pain qu’elle allait ramener. Son père savait qu’elle était payée à la tâche et n’acceptait jamais de la laisser rentrer quand le morceau était trop petit.

Il n’était pas méchant, elle le savait. La vie était juste trop dure.

Psiek avait parfois pensé à vendre son corps. Par crainte de la réaction de son père, lorsque son gain n’était pas assez fourni. Mais il fallait se débarrasser de ses poils. Pour éviter les grumeaux de spermes, diminuer le risque de maladie, d’après les rumeurs. Et surtout parce que les hommes des alentours préféraient payer des puterelles, car elles étaient réputées pour être moins chères que les femmes.

C’était en tout cas ce qu’ils prétendaient, même si la jeune femme savait au fond d’elle ce qu’ils désiraient vraiment : Pas économiser, non. Coucher avec des enfants.

Elle avait finalement repoussé l’idée et s’était débrouillée pour travailler davantage. Même les plus radins finissaient par reconnaître qu’elle travaillait fort. De la corne avait fini par se former sur ses mains et ses pieds. Ses hanches étaient devenues plus épaisses, ses épaules plus carrées. Elle avait su transformer son corps non pas pour séduire, mais pour réussir.

C’était elle qu’on demandait avant-tout.

Certains jeunes hommes avaient fini par céder aux charmes de son corps. Elle recevait parfois de la nourriture en plus, comme des sortes d’offrandes. Elle avait alors pu manger davantage à sa faim. Son ventre s’était épaissi, ses seins avaient un peu gonflés, même si sa mère lui répétait parfois qu’il s’agissait d’un don de Dieu.

Mais tout croyante qu’elle était, elle doutait que Dieu perde son temps pour simplement lui ajouter de la poitrine. Mais ça, elle ne l’avait jamais dit. La demoiselle n’était pas assez folle pour oser prétendre que Dieu n’était pas derrière chaque action.

Mais tout ça, c’était bien avant. Avant que deux hommes ne débarquent au milieu de la forêt, alors qu’elle gardait les bêtes. Avant qu’ils ne la traînent de force et ne lui cogne l’arrière du crâne. Ils l’avaient jetée dans une sorte de coffre et n’avait pu sentir que les bosses sous les roues de la charrette. Ses yeux ne voyaient que le noir profond et un futur bien flou. Ses oreilles n’entendaient que les rires gras des deux kidnappeurs, et sa voix intérieure qui lui reprochait de ne pas avoir été assez pieuse.

Ses mains ne sentaient que le bois. Un bois qui écorchait ses genoux, mal taillé, donc des échardes s’échappaient pour se planter méchamment dans sa peau.

Psiek avait perdue une vie certes misérable, mais qu’elle avait su forger de ses mains, pour une survie où seul le sang et la mort garantissaient son existence.

­ « Mademoiselle ? Mademoiselle Psiek ? » interpella la domestique, un peu perdue.

La mentionnée rouvrit les yeux et la regarda avec rage malgré elle. Ses pensées avaient réveillé son instinct de tueuse. Elle se calma néanmoins en captant l’air apeuré de la jeune fille. La demoiselle secoua la tête, lui demandant ce qu’elle voulait.

Elle la laissa finalement sortir de la chambre, comprenant que la petite avait simplement terminé son travail.

Enflammée, la châtain se leva et s’approcha du grand miroir de sa chambre. Elle contempla ses hanches toujours aussi larges, sa fière poitrine qui se dressait sous le linge fin laissant deviner les pointes dressées par le frisson qui l’avait parcourue, ses cheveux d’un dégradé anarchique et ses poings abîmés par les nombreux combats.

On l’avait forcée à devenir ainsi. Elle ne savait pas si elle détestait ou admirait son reflet dans le miroir. Mais ce n’était toujours pas assez. Pas assez. Il fallait qu’elle devienne bien plus que tout cela. Elle devait encore grandir, se renforcer. Devenir la joker caché de cette partie de carte.

Son poing s’écrasa dans le miroir, le brisant en mille morceaux. Psiek ignora le sang qui coulait, la douleur n’étant que superficielle. Elle observait simplement les centaines de reflets de son visage. Peu importe les blessures et les cicatrices.

Elle continuerait d’arborer cet air enragé. Même lorsqu’elle pourrait enfin tuer le Maître.

 

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