I – IV – DCCXXVI
Très chère Prisme,
Comme tu le désirais, voici ma première lettre. Et ma première plainte.
Tu le sais peut-être, mon frère est gravement malade. Et me voici donc devenu esclaves de ses malheurs. Mes parents semblent m’effacer de leur mémoire : en guise de bonjour, j’ai pour ordre de vider les seaux de mon frère. Malgré la fortune de mon père, il se refuse d’engager un serviteur pour cette tâche ingrate. Personne n’a le droit de connaître le véritable état de Nicolae. Je suis gardien et victime de ce secret. J’entends parfaitement ce qui sort de ces bouches putrides : Le fils prodigue aurait attenté à la vie de son frère et aurait perdu son rang d’héritier.
À leurs yeux, désormais, je vaux bien moins qu’eux.
Je crois que mon père profite de ces rumeurs pour les confirmer. Son regard se fait de plus en plus dur, de moins en moins humain. Parfois, il m’arrive de douter : Suis-je encore son fils ?
Tu me conseille de lui parler de ma particularité ; sache que je n’en ferai rien. Il ne faut pas qu’une telle information tombe entre les mains abjectes de cet être qui ose prétendre être mon père.
Parfois, je me sens déshumanisé. Comme si on arrachait mon âme de mon enveloppe corporelle. Je ne ressens que mépris, on oublie mon rôle d’être lucide. Seul Nicolae compte. Ses envies. Ses besoins. Je ne suis que l’objet qui se doit d’obéïr aux moindres de ses affects.
Je suis un objet.
Je me doute, chère Prisme, que ces mots pourraient t’inquiéter. Ils pourraient même te heurter. Il est vrai que je connais ton lien avec mon géniteur. Mais je sais aussi qu’il l’a brisé sans aucune pitié. Plus le temps avance et plus je me dis que son unique plaisir est de détruire la vie d’autrui. Ce n’est pas quelqu’un de bon. Dois-je d’ailleurs encore le considérer comme un être humain ? A-t-il seulement des sentiments ?
Il m’arrive parfois de le surprendre à marmonner, parfois seul, parfois avec une autre personne. Mais à chaque fois, ses mots s’éteignent en ma présence. J’ai définitivement perdu le peu de confiance qu’il m’accordait jusque-là. Sans commettre aucun crime. Je me demande d’ailleurs parfois… Comment peut-on punir quelqu’un sans aucune raison ? Sans aucun motif ?
Très chère Prisme, mon cœur se tort à l’idée de reposer ma plume. Mais mes yeux se perdent sur le temps qui passe. Je vois le Soleil se coucher sur l’horizon, m’annonçant une longue nuit. Je dois veiller sur Nicolae. Éponger son front et supporter ses plaintes. Et lorsque le matin viendra, je ne sais pas quelle autre corvée on m’affligera.
Je te remercie de ton écoute délicate. Je sais par avance que tu ne répondras pas. Il n’est pas difficile de le savoir, quand on connaît ta condition. Mais sache que je ne me laisserai pas faire à tout jamais. Même si elle s’éteint de plus en plus, une flamme reste tout de même en moi. J’attends simplement de connaître l’élément qui me permettra de la raviver.
Avec toute mon affection, FS.